« La petite Rose au chandail mauve »
Publié le | mardi 14 septembre 2010 | Commentaires fermés sur « La petite Rose au chandail mauve »
Cours d’écriture avec Robert Léger – Exercice dirigé : « Un moment de votre vie ».
Il fallait choisir un moment de notre vie dont on se souvenait, descendre en nous-même pour nous le rappeler, ensuite noter fidèlement les sensations, les impressions, l’environnement de ce moment-là. Cet excercice a pour but de coucher librement (sans les contraintes de métriques et de rimes) sur le papier tout le matériel qui servira plus tard de base pour l’écriture d’une chanson.
***
Dans une taverne, un restaurant.
Chaque mercredi matin…
Le bruit des assiettes qui s’entrechoquent, la musique de salon bon marché en sourdine qui se répercute sur les murs de faux-bois.
Beaucoup de va-et-viens.
Jeunes, vieux, beaux, laids, gros, minces.
Habités, absents, courtois, froids.
Tout le monde a l’air pressé de passer commande.
Un monsieur derrière ses grosses lunettes lit son journal. Rubrique des sports. Il fronce les sourcis.
Un autre compte les grains de riz restants dans son assiette.
Une jeune femme essuie la bouche de son enfant délicatement.
Une odeur de friture s’empare des vêtements.
L’horloge sur le mur…
La liste des menus, à la craie, sur le tableau…
Le ballet des serveurs qui surfent entre les tables.
Un monsieur rit fort dans le coin gauche.
Une assiette se brise dans la cuisine.
Je la vois…
Assise sur la même chaise, à la même table.
Elle parait avoir plus de cent ans, toute recroquevillée dans son corps.
Toute voûtée dans son tricot de laine mauve.
Son coeur semble s’appuyer sur les grosses mailles.
J’ai l’impression que sa chaise tente de l’avaler.
Elle regarde en contre-plongée le monde s’agiter.
Avec ses petits yeux vifs, légèrement craintifs.
Elle mange sa soupe lentement, tenant sa cuillère à pleine main, d’un geste sûr… elle ne tremble pas.
Quelques fois, nos yeux se croisent… l’espace d’un instant. Pas une once de méchanceté dans ce petit être qui a l’air fragile comme du verre, qui parait sur le point de se rompre. On dirait qu’elle vit au ralenti au milieu du tumulte, des courants d’air, des éclats de voix.
Je me demande à quoi elle pense…
Je me dis qu’elle a une tête à s’appeler Rose.
Je voudrais entendre le timbre de sa voix…
Je m’égare quelques instants dans mon assiette. Je lève les yeux : elle a disparu ! Je balaie la salle du regard… plus de trace du chadail mauve. Comme si elle avait été désintégrée. Comment avait-elle fait pour sortir si vite ?
Le mercredi suivant… même heure. Elle est de nouveau là…
Dans son chandail mauve qui contraste avec ses cheveux blancs arrangés avec soin… à boire sa soupe, consciencieusement, savourant chaque gorgée. Elle regarde le monde tourbillonner. Elle doit se dire : « Mais quelle folie ! Quelle mouche les pique ? »
Le mercredi suivant… et encore le suivant… les mois passent…
Toujours là, fidèle au rendez-vous.
On se connait sans se connaître. Elle me reconnait c’est sûr. Elle me sourit du fond de ses yeux bleux qui tranchent à côté de son chandail mauve.
J’aurais envie de l’aborder, de lui parler.
Elle a l’air si gentille, si douce.
Elle a une tête à s’appeler Rose.
Elle mange son dessert.
On dirait qu’elle aime la tarte… petite gourmande !
Souvent elle part, sans que je m’en rende compte. À mon avis, elle ne marche pas elle doit glisser, comme une brise. Quand on est sur le point de quitter la vie, on ne doit plus peser grand chose..
Une fois, je l’ai vue payer l’addition, avec son porte-monnaie immense comme un cartable rempli de souvenirs.
Aujourd’hui, elle n’est pas là…
La chaise est vide…
Il y a plein de gens dans la taverne et je me sens seul.
Mercredi suivant : elle n’est pas là non plus…
Je me sens triste… que s’est-il passé ?
Est-elle souffrante ? Est-elle morte ?
As-t-elle changés ses habitudes ?
Je n’ai plus d’appétit.
Je ne l’ai jamais revue…
J’aurais tant voulu lui parler, emporter un petit bout d’elle, que nous fassions quelques pas ensemble.
J’aurais voulu la connaître… un peu.
Je ne l’ai jamais revue… la petite rose au chandail mauve.