Cours d\u2019\u00e9criture avec Robert L\u00e9ger \u2013 Exercice dirig\u00e9 : \u00ab Un moment de votre vie \u00bb.
Il fallait choisir un moment de notre vie dont on se souvenait, descendre en nous-m\u00eame pour nous le rappeler, ensuite noter fid\u00e8lement les sensations, les impressions, l\u2019environnement de ce moment-l\u00e0. Cet excercice a pour but de coucher librement (sans les contraintes de m\u00e9triques et de rimes) sur le papier tout le mat\u00e9riel qui servira plus tard de base pour l\u2019\u00e9criture d\u2019une chanson.<\/p>\n
***<\/p>\n
Dans une taverne, un restaurant.
Chaque mercredi matin\u2026<\/p>\n
Le bruit des assiettes qui s\u2019entrechoquent, la musique de salon bon march\u00e9 en sourdine qui se r\u00e9percute sur les murs de faux-bois.
Beaucoup de va-et-viens.<\/p>\n
Jeunes, vieux, beaux, laids, gros, minces.
Habit\u00e9s, absents, courtois, froids.<\/p>\n
Tout le monde a l\u2019air press\u00e9 de passer commande.<\/p>\n
Un monsieur derri\u00e8re ses grosses lunettes lit son journal. Rubrique des sports. Il fronce les sourcis.
Un autre compte les grains de riz restants dans son assiette.
Une jeune femme essuie la bouche de son enfant d\u00e9licatement.<\/p>\n
Une odeur de friture s\u2019empare des v\u00eatements.<\/p>\n
L\u2019horloge sur le mur\u2026<\/p>\n
La liste des menus, \u00e0 la craie, sur le tableau\u2026<\/p>\n
Le ballet des serveurs qui surfent entre les tables.
Un monsieur rit fort dans le coin gauche.
Une assiette se brise dans la cuisine.<\/p>\n
Je la vois\u2026
Assise sur la m\u00eame chaise, \u00e0 la m\u00eame table.
Elle parait avoir plus de cent ans, toute recroquevill\u00e9e dans son corps.
Toute vo\u00fbt\u00e9e dans son tricot de laine mauve.
Son coeur semble s\u2019appuyer sur les grosses mailles.
J\u2019ai l\u2019impression que sa chaise tente de l\u2019avaler.
Elle regarde en contre-plong\u00e9e le monde s\u2019agiter.
Avec ses petits yeux vifs, l\u00e9g\u00e8rement craintifs.
Elle mange sa soupe lentement, tenant sa cuill\u00e8re \u00e0 pleine main, d\u2019un geste s\u00fbr\u2026 elle ne tremble pas.<\/p>\n
Quelques fois, nos yeux se croisent\u2026 l\u2019espace d\u2019un instant. Pas une once de m\u00e9chancet\u00e9 dans ce petit \u00eatre qui a l\u2019air fragile comme du verre, qui parait sur le point de se rompre. On dirait qu\u2019elle vit au ralenti au milieu du tumulte, des courants d\u2019air, des \u00e9clats de voix.<\/p>\n
Je me demande \u00e0 quoi elle pense\u2026
Je me dis qu\u2019elle a une t\u00eate \u00e0 s\u2019appeler Rose.
Je voudrais entendre le timbre de sa voix\u2026<\/p>\n
Je m\u2019\u00e9gare quelques instants dans mon assiette. Je l\u00e8ve les yeux : elle a disparu ! Je balaie la salle du regard\u2026 plus de trace du chadail mauve. Comme si elle avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9sint\u00e9gr\u00e9e. Comment avait-elle fait pour sortir si vite ?<\/p>\n
Le mercredi suivant\u2026 m\u00eame heure. Elle est de nouveau l\u00e0\u2026
Dans son chandail mauve qui contraste avec ses cheveux blancs arrang\u00e9s avec soin\u2026 \u00e0 boire sa soupe, consciencieusement, savourant chaque gorg\u00e9e. Elle regarde le monde tourbillonner. Elle doit se dire : \u00ab Mais quelle folie ! Quelle mouche les pique ? \u00bb<\/p>\n
Le mercredi suivant\u2026 et encore le suivant\u2026 les mois passent\u2026
Toujours l\u00e0, fid\u00e8le au rendez-vous.
On se connait sans se conna\u00eetre. Elle me reconnait c\u2019est s\u00fbr. Elle me sourit du fond de ses yeux bleux qui tranchent \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de son chandail mauve.<\/p>\n
J\u2019aurais envie de l\u2019aborder, de lui parler.
Elle a l\u2019air si gentille, si douce.
Elle a une t\u00eate \u00e0 s\u2019appeler Rose.<\/p>\n
Elle mange son dessert.
On dirait qu\u2019elle aime la tarte\u2026 petite gourmande !<\/p>\n
Souvent elle part, sans que je m\u2019en rende compte. \u00c0 mon avis, elle ne marche pas elle doit glisser, comme une brise. Quand on est sur le point de quitter la vie, on ne doit plus peser grand chose..<\/p>\n
Une fois, je l\u2019ai vue payer l\u2019addition, avec son porte-monnaie immense comme un cartable rempli de souvenirs.<\/p>\n
Aujourd\u2019hui, elle n\u2019est pas l\u00e0\u2026
La chaise est vide\u2026
Il y a plein de gens dans la taverne et je me sens seul.<\/p>\n
Mercredi suivant : elle n\u2019est pas l\u00e0 non plus\u2026
Je me sens triste\u2026 que s\u2019est-il pass\u00e9 ?
Est-elle souffrante ? Est-elle morte ?
As-t-elle chang\u00e9s ses habitudes ?
Je n\u2019ai plus d\u2019app\u00e9tit.<\/p>\n
Je ne l\u2019ai jamais revue\u2026
J\u2019aurais tant voulu lui parler, emporter un petit bout d\u2019elle, que nous fassions quelques pas ensemble.<\/p>\n
J\u2019aurais voulu la conna\u00eetre\u2026 un peu.<\/p>\n
Je ne l\u2019ai jamais revue\u2026 la petite rose au chandail mauve.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"
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